Nous sera-t-il encore permis d’espérer ?

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Réflexion sur une réappropriation de l’espérance comme réponse à l’organisation du pouvoir et de l’économie contemporaine

En ces temps incertains où la question des migrations percute notre société à tous les niveaux, sociaux, culturels, religieux et politiques, notre petit groupe de TO7, salariés et bénévoles est confronté plus que jamais aux inquiétudes et aux angoisses, au désespoir et à l’attente de ceux que l’on nomme les migrants, les demandeurs d’asile, les sans-papiers, les clandestins, les réfugiés. Comme le mentionne notre journal, les tensions montent, et la réforme de la loi asile-immigration durcit encore les conditions d’un accueil possible. Dans la réalité, on ne peut que faire ce constat : ce sera de plus en plus difficile d’obtenir des papiers, du travail, des aides, bref, un statut permettant à ces personnes déplacées de reconstruire leur vie, de plus en plus difficile de ne pas être reconduit, refoulé, renvoyé, où ?

Se pose alors la question pour nous qui travaillons avec ces personnes, qui les écoutons et les accompagnons, de la posture à adopter face à cette attente inquiète qui jongle avec le désespoir. Sous prétexte de vérité, de réalisme, doit-on semer le désenchantement, détruire les illusions , pour que, soi-disant, la chute soit moins brutale ? Doit-on leur dire que l’espérance est trompeuse, vieux refrain toujours réactualisé par un discours de la fatalité ? A la manière d’un médecin qui affirme que son patient n’en a que pour trois mois, et que l’on croise deux ans après, toujours vivant ? Doit-on, comme le mentionne Frédéric Boyer, désactiver l’espérance ?

«Cette inactivation de l’espérance est caractéristique de notre monde contemporain» écrit-il dans son livre intitulé Là où le cœur attend, «de son «état d’exception», signifié par son obsession sécuritaire, les dérives de l’économie de marché et de la financiarisation des échanges, et plus encore selon moi, par la non-reconnaissance de la puissance d’espérer d’autrui, de chacun.»

Un ami me disait récemment qu’une famille de réfugiés irakiens, dont la demande d’asile avait été déboutée, et dont les chances d’être régularisée était minimes avait de façon inespérée, obtenu l’asile. Un tel témoignage ne peut que rejoindre le propos de F. Boyer : «Depuis longtemps,» dit-il, l’espérance n’appartient pas à ceux qui font le compte de ce qui vient, ou calculent les probabilités d’un événement, mais elle appartient à ceux qui crient dans le désert, qui soupirent dans le ciel sans étoiles.»

Cet auteur sait de quoi il parle. Son petit livre, comme il aime le nommer, s’appuie sur des textes fondateurs, tel le livre de Job d’où est tiré son titre, mais surtout, et c’est ce qui fait sa force et nous bouleverse, de son expérience personnelle du malheur et de l’espérance.

Et nous pouvons, loin de voir dans l’espérance une posture naïve de doux rêveurs ou une fuite face à la dure réalité, cultiver cette part de nous qui «donne à toute vie un nom, une ouverture, une direction, qu’elle invente et projette, un au-delà d’elle-même. Car qu’est-ce que vivre si ce n’est apprendre à s’orienter, à se réorienter, à s’aventurer, à bifurquer, à inventer, à s’aventurer.»

Pour ma part, dans mon travail de bénévole à TO7, mais aussi dans ma propre vie, je fais mienne cette citation du petit livre de F. Boyer :

«Nous avons tous à protéger, à prendre soin de la précarité même de cette horizon de chacun vers où se destiner, et imaginer une issue, un horizon. Et seulement en vue de donner un sens d’être en vie, qu’un sens à la vie puisse tenir à l’à-venir, et à cette tâche morale qui est de prendre soin de l’espérer de tous et de chacun.»

Loin des marchandages et des calculs, des évaluations et des probabilités, l’espérance relève de la gratuité, et ce faisant de la vie. Il n’existe pas d’autre moyen pour nous humains d’accéder à l’inespéré. Et pour ceux qui dépossédés de tout et échoués sur nos cotes et dans nos villes, de continuer leur chemin, en traduisant en espérance leurs souffrances et leurs inquiétudes. Je reçois comme un devoir d’écouter les espérances d’autrui et salue cette prise de risque vitale. «Car une vie qui espère se libère, elle ne renonce plus à elle-même.»

Gisèle Verschelde

Biblio. : Là où le cœur attend – Frédéric Boyer – Éditions P.O.L- 2017