Un salaire à vie, qu’est-ce que c’est que ce délire, cette utopie ? Et certains de crier haut et fort à la schizophrénie de Bernard Friot, économiste et sociologue. Et pourtant ce salaire à vie existe déjà dans notre pays : il s’agit du salaire de la fonction publique. Pour un professeur titulaire par exemple, son salaire dépend de la personne et de sa qualification, et non du poste, c’est pourquoi elle ne peut pas se retrouver au chômage, c’est ce qu’on appelle la sécurité de l’emploi.
Donc ce n’est pas une vue de l’esprit. Il serait donc possible, d’après Bernard Friot, de l’étendre peu à peu à d’autres secteurs, en commençant par les 18-25 ans, avec un salaire net de départ de 1500 euros.
« Aujourd’hui, dit Bernard Friot, des tas de jeunes, et parmi les plus éduqués, ne veulent pas du marché du travail. Ils inventent, avec le RSA, le chômage, ils bricolent, pour ne pas dépendre d’un employeur, pour ne pas être demandeurs d’emploi, ils cherchent des formes moins subordonnées de travail ». Pour l’économiste, le salaire à vie fait de nous des acteurs, des créateurs, alors que le revenu minimum, universel, le RSA, font de nous des individus de besoins donc en état de survie, alors que la richesse produite par le travail est énorme. C’est pourquoi il préconise un changement radical de société : en partant de 1500 euros nets, on progresserait en qualification jusqu’à 6000 euros nets. C’est un encouragement au travail et non un pis-aller au problème jamais résolu du plein emploi, énorme mensonge érigé en objectif moral et économique.
Comme le dit Samuel Churin, comédien et membre de la coordination des intermittents et précaires : « le plein emploi n’existe pas et n’a jamais existé]… [le plein emploi que la France a connu était un plein emploi fictif : une époque où presque la moitié de la population n’était pas employée, à savoir les femmes. », ajoutant que les termes emploi et travail ne se recouvrent pas.
En effet, si de plus en plus de gens ont du mal à trouver ou garder un emploi, la plupart travaillent du matin au soir. Il suffit de poser la question aux retraités, aux mères et pères de familles, aux étudiants, aux bricoleurs, à tous les bénévoles, sans qui le pays serait voué au chaos, pour en prendre la mesure. Ce qui contredit de manière radicale les propos honteux de certains de nos dirigeants qui voient les précaires comme des fainéants ! Pour prendre un exemple, le travail domestique, s’il était rémunéré, s’élèverait à 600 milliards d’euros, soit 1/3 du PIB.
Si le revenu de base est né du constat qu’il n’y a plus d’emplois pour tout le monde et que chacun doit avoir de quoi vivre (et notamment de quoi acheter), il s’ensuit que la compétition au sein du marché de l’emploi, des entreprises, de l’école, est devenue féroce (comme l’indique l’augmentation effarante des burn-out). Ce revenu est donc indissociable de conditions de travail très dégradées : salaires en stagnation ou en baisse, contrats courts, surcharge de travail etc. Autrement dit, parallèlement à ce revenu de base, les employeurs imposent aux salariés leurs conditions, sous l’arme de la précarité et du chômage. Et les dernières mesures visant à sanctionner les chômeurs renforce encore cet état de fait. Proposer le salaire à vie, c’est demander la déconnexion entre salaire et emploi, pour rétablir le lien entre salaire et valeur travail, c’est en quelque sorte rompre avec le capitalisme qui permet aux actionnaires de s’enrichir par « d’invraisemblables rémunérations » sur le dos de ceux qui produisent cette richesse. Mais pas que… Mais pas que, nous dit Samuel Churin : « Je revendique tout autant salutaire et indispensable la valeur repos, partager du temps avec ses amis, ses enfants, aller au spectacle, au cinéma, lire un livre, écouter une chanson, regarder la télé, manger un bon plat, aller en vacances, aller au musée, échanger, aimer… »
Lorsque Bernard Friot s’écrie : « il faut dire aux jeunes : tu as droit au salaire à vie », cela signifie avant tout : quelque chose est possible auquel nous n’avons pas pensé, parce que l’économie capitaliste et son « bon sens » érigé en croyance nous en empêche. Construite sur une morale de la culpabilité, de la dette et du devoir, extrêmement violente sous des abords policés, elle nous confine dans la peur. Réfléchir à un salaire à vie, c’est changer de paradigme et envisager de nouvelles façons de travailler, de créer, de s’ouvrir à la coopération et au partage, de donner du sens à sa vie au lieu de la subir. Les mouvements sociaux actuels, dans leurs revendications, en montrent l’urgence.
Bernard Friot : Emanciper le travail ; Editions la Dispute 2014 ;
Bernard Friot: l’enjeu du salaire ; Editions la dispute 2012
Samuel Churin : Dans Politis
https://www.politis.fr/articles/2019/01/un-intermittent-repond-a-la-lettre-demmanuel-macron-39841
Gisèle