Frères, oui, mais comment ?

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Nous avons élevé nos deux fils dans un souci d’égalité très fort. Suite sans doute, étant tous deux de famille nombreuse, à un vécu familial, avec des parents qui avaient fait trop de « différences » entre leurs enfants. Nous avons donc, dès la naissance de notre deuxième fils, veillé de façon maladive à ne pas faire de différences. Cadeaux, nourriture, temps, tout était comptabilisé à l’aune d’un égalitarisme dont l’objectif était clairement énoncé : que nos fils ne connaissent pas les jalousies et les rivalités nées d’un comportement parental qui faisait des préférences, des chouchous comme nous disions enfants. Si j’en parle de cette façon brutale, c’est parce que rien ne s’est passé comme nous l’avions prévu … Au fil des ans, nos fils se sont révélés, malgré l’amour qu’ils se portaient, d’une extrême jalousie, confinant à la haine. Nous étions atterrés sans vraiment comprendre comment, malgré nos efforts et notre bienveillant souci d’égalité, nous en étions arrivés là.

Et bien sûr, la famille a connu une crise terrible. Nos fils ont chacun de leur coté, dénoué les fils de cette situation tragique, et peu à peu, d’abord dans le déni, puis avec plus de conscience, nous avons compris que notre souci permanent de justice égalitaire avait eu pour conséquence deux choses :

La première, c’était de gommer toute expression de leurs différences, de leurs besoins propres, de leur être désirant. Comment exister quand on doit être la copie conforme de l’autre frère, recevoir la même part d’un repas alors que l’appétit, les goûts, ne sont pas les mêmes ?

La deuxième, et c’est bien ce que nous disaient nos fils au cours de ces années de remise en question et de déconstruction, en ne faisant pas de différence, en étant donc des parents « parfaits », nous leur ôtions le droit, la possibilité d’être jaloux, de vivre cette jalousie, de la transformer, d’en faire un levier pour grandir.« L’égalité est un mensonge », disait l’aîné. Ainsi, les rancœurs, les petites rivalités, restées bien enfouies au fond de leur cœur d’enfant, se sont cristallisées en un féroce bras de fer silencieux et douloureux. Jusqu’au jour où ils ont poussé leur cri, cri de souffrance, de colère, cri de délivrance. Qui a ébranlé l’édifice. Notre volonté de réussir (quoi ? l’éducation de nos fils? leur bonheur ? Notre rôle de parent?) a fait place à un terrible sentiment d’impuissance.

Longue traversée de l’en-bas, dirait Maurice Bellet.

Tout cela nous avait fait oublier de faire ce pas de coté indispensable à une rencontre, à la rencontre avec nos enfants, et de s’émerveiller de les voir et les savoir si différents. Nous avait rendus aveugles à leurs besoins véritables, à leur personnalité, à leur sensibilité. Nous avait rendu incapables de les aimer pour ce qu’ils étaient et non pour ce qu’ils faisaient. Et de leur apporter ce dont il avaient besoin, dans un souci d’équité, et plus simplement dit, d’amour. Et les avait empêché de vivre pleinement cet amour fraternel dont nous avions rêvé pour eux.

Aujourd’hui, nos fils ont emprunté chacun un chemin de vie très personnel: c’est un bonheur de les voir si différents dans leur façon d’être au monde, de sentir et de regarder le monde, et d’aller à la rencontre d’eux-mêmes. Et de les voir, enfin, réconciliés.

– Mauric Bellet La traversée de l’en-bas Ed. Babelio

GMV